Trek en tongs : l’idée de génie… ou pas ?
Nous avançons dans la jungle à pas hésitants, pendant que notre guide, pieds nus, progresse sans faillir, imperturbable. La vraie aventure commence ici, dans les brumes du lac Khao Laem, où le temple caché perce la surface de sa flèche dorée. Nos sandales luttent contre des racines géantes et des rivières malicieuses, et une question nous hante : jusqu’où irons-nous ? Le mystère reste entier… Curieux de savoir comment cela se termine !
Trek en tongs
Un jour sur le lac Khao Laem
Le lac imperturbable déploie ses brumes de silence argentées, déchirées par le vrombissement de l’antique moteur de camion qui propulse un bateau à longue queue. Cette ride passagère à la surface du temps s’efface dans les eaux, comme une pierre jetée dans l’éternité liquide.
Le pont de bois สะพานมอญ (pont Mon) de la province de กาญจนบุรี (Kanchanaburi) disparaît dans cet anachronisme à ciel ouvert.

L’émergence du temple
La retenue artificielle du อุทยานแห่งชาติ เขาแหลม (parc national Khao Laem) baisse sa garde, en cette saison sèche, et la หอระฆัง (Ho Rakang — la tour de la cloche) émerge sa pointe d’or. Elle signale, phare immobile, silencieux et solennel, l’apparition des ruines d’un autre temps. Cette vigie dans la brume, avec ses gardiens noirs dressés tels des sentinelles taciturnes, nous scrute sans bouger. Nos offrandes semblent dérisoires face à ce géant condamné aux profondeurs par les hommes.

Pourtant, le sanctuaire วัดใต้น้ำ (watthaïnam – Temple sous l’eau) ne conserve nulle amertume ; il renaît chaque année et pardonne généreusement ceux qui l’ont noyé au nom du progrès. Ces témoins d’une époque engloutie accueillent avec la même sérénité les prières d’aujourd’hui et le remords des descendants de ses bourreaux. Le lac, complice de ce cycle d’oubli et d’absolution, berce doucement ce gardien de la mémoire qui refuse de disparaître.
Les conversations s’arrêtent. Le moment arrive où les mots s’épuisent et le silence commence à raconter. Je retiens mon souffle lorsque notre bateau s’approche de l’île, de l’ouate laiteuse, accrochée aux pierres millénaires, émerge, la silhouette, comme un mirage liaison entre deux mondes.
Nous posons nos tongs sur la terre humide et glissante. Une atmosphère encore plus étrange nous enveloppe. Seuls les clapotis discrets et le ronronnement lointain des moteurs osent briser cette absence de vie. Une douce mélancolie nous envahit, indissociable de notre admiration muette !
Je tente de capturer ces instants, avec mon Nikon, pour les rendre éternels. Les ruines semblent danser dans le nuage, un spectacle éphémère où le passé et le présent se rencontrent et se confondent. Le claquement de l’obturateur résonne contre les vieux murs, un écho à travers le temps.

L’odeur d’encens des offrandes se mêle à celle, plus âcre, de la fumée pour un parfum étrange. Je flotte entre sacré et profane !
Cette fenêtre encadre la surface miroitante — un tableau vivant où le ciel et le lac s’enlacent pour sceller les secrets des anciennes prières.

Je frissonne, est-ce l’émotion ?
— คุณต้องไป (khuntonpaï – Il faut y aller), notre capitaine m’extirpe de mes rêveries.
Je n’aurais pas le loisir d’assouvir mes désirs, mais le plaisir réside dans l’attente, non dans la possession.
Le temple sous l’eau garde son mystère. La brume se dissipe, et la jungle nous appelle, bien décidée à tester nos tongs jusqu’à la dernière semelle…
Mes pensées vagabondent, pendant que notre bateau poursuit sa route. Nous croisons d’autres sentinelles qui émergent du miroir, entre ces ombres et ces reflets, nous naviguons vers un monde nouveau.
Une question commence à nous tarauder : sommes-nous vraiment équipés pour l’aventure qui nous attend ?

Brume matinale
Et surgit le temple d’or
Replonge en silence
L’équipement improbable
Nous montrons, à notre guide, nos tongs et autres sandales, qui semblent bien dérisoires face aux obstacles de la forêt proche. Il lève ses pieds nus comme pour nous apaiser et nous encourager. Est-ce de la sagesse ou de la malice qui brille dans ses yeux ?
Le village des éléphants
Notre périple nous mène, en sa compagnie, vers un petit hameau karen. Nous le traversons comme des explorateurs égarés, un brin candides, le regard émerveillé devant ces maisons en bois coiffées de toits tressés. Elles paraissent si légères qu’on jurerait qu’un souffle d’air suffirait à les envoyer voguer vers les nuages.
Nous arpentons les rues de terre battue, nous croisons les villageois, habillés comme vous et moi, ils nous saluent avec bienveillance et une pointe de fierté.
— Hello ! lancent-ils, avec un geste de la main.
— สวัสดีครับ สวัสดีจ้า (sawatdeekrap sawadeekaa – bonjour, bonjour) répondons-nous, ravis d’utiliser le peu de thaï en notre possession !
À peine avons-nous posé un pied dans l’herbe que les éléphants, en liberté et visiblement plus au fait de l’étiquette locale que nous, nous gratifient d’un mouvement de trompe nonchalant. Ils semblent nous inviter à une tasse de thé sous les palmiers, mais prudence avec la vaisselle en porcelaine !
Le sentier se faufile, nos premiers pas libèrent un feu d’artifice d’insectes qui virevoltent dans un bruissement de soie sauvage. Nous nous enfonçons plus profondément dans la jungle enivrante. Je vous ai déjà parler du นกกาเหว่า (Nok kawew-koël) omniprésent dans les villes et dans la campagne. Je n’ai jamais vu, les gibbons, seulement entendus.
Un son continu, lancinant et étrange, un mélange d’une scie circulaire et d’acouphène, résonne sans relâche. Il donne l’impression d’une usine cachée derrière un fourré !
Nous quittons l’odeur des feux de bois du village pour des senteurs d’agrumes.
L’aventure des pamplemousses
Nos pas nous mènent à travers une plantation de pamplemousses illuminée de lanternes d’or. L’air est saturé de leur parfum citronné, plus subtil et complexe que celui de leurs cousins occidentaux. Ces fruits, dodus comme des globes solaires, cachent leur saveur tropicale, plus douce, sous leur peau épaisse : un clin d’œil zen à l’extérieur et plein de malice à l’intérieur. La jungle nous livre ses secrets un à un. Nous les ramassons précieusement, ignorant encore le rôle qu’ils joueront dans notre aventure.
Nous progressons en tong, sur des rochers glissants sertis par les racines géantes de ficus albipila. La nature impose ses règles. J’aperçois, à travers les branches, parfois des sentiers plus cléments qui serpentent au loin, mais notre guide, imperturbable, nous maintient sur sa voie sinueuse. Il virevolte, pieds nus, tel un félin sautille avec élégance, il nous encourage. Des échelles en bambou, frêles, mais bienveillantes, nous aident à franchir les passages les plus escarpés.
Quelques lianes tendent leurs mains-courantes, non, ce sont des autoroutes à fourmis, elles nous font danser malgré nous, dictant un tempo frénétique à nos mouvements de panique. Éric gesticule comme un diable pour s’en débarrasser. Joss se lance dans une samba de la pluie en version accélérée, ses pieds sautillent fiévreusement. Et moi, je bataille contre l’armée miniature, mais, terriblement obstinée, je me débats en jonglant avec mon pamplemousse et mon équilibre.
Les difficultés s’enchaînent : quand certaines se prennent pour Tarzan, d’autres s’accrochent désespérément aux branches. Nous sortons enfin du couvert végétal, nos corps réclamant une pause. L’ombre nous protégeait du soleil, mais la chaleur ambiante a depuis longtemps asséché nos réserves d’eau.
La rivière se présente alors comme une invitation paisible pour nous rafraîchir. Nos tongs, héroïques, mais éprouvées, accueillent la vue des flots avec autant de soulagement que nous.
La traversée de la rivière
Mais le gué se révèle être un défi inattendu. Le courant, ce traître invisible, tente de nous balayer comme des coques de noix de coco. Les galets, facétieux, transforment nos pas en une version de « Danse avec les tongs », et nous jouons les équilibristes. Nos exploits aquatiques attirent même quelques spectateurs qui applaudissent de leurs battements d’ailes. La rivière conte, aux enfants, la comédie de ces ฝรั่ง (farangs – étrangers).
Notre solidarité se renforce au fil de nos avancés hésitantes. Elle change cette traversée en une aventure partagée, ponctuée par le sauvetage improbable d’un vieux bidon en plastique, symbole improvisé de notre lutte contre la pollution. (article à relire)

Le déjeuner sur l’herbe
Ce déjeuner sur l’herbe de Monet pour nous, ce repas sur pierre, la réalité par un coup de pinceau, modifie nos plans. Un festin nous attend, autour de la nappe improvisée : ส้มตำ (Som Tam — salade de papaye) piquante, ข้าวผัดไก่ (Khaopatkhaï — riz sauté au poulet) parfumé ; n’oublions pas nos pamplemousses si vaillamment transportés. Chaque bouchée devient un acte héroïque sur ces galets peu douillets, mais nos rires résonnent entre les arbres et transforment l’inconfort en souvenir précieux. Après ce « repas-repos », remettons-nous à l’eau.

Les radeaux de bambou
Notre aventure se termine sur quatre radeaux de bambou, nous échappons enfin à la tyrannie des galets.
Un pilote karen debout armé d’une perche, au centre, un privilégié assis qui regarde le paysage, et à la proue, nous, également équipé d’un bâton, constitue l’équipage.
Nos équipiers karens manient leurs gaffes avec un mélange de dextérité et de malice. Chaque courbe, chaque racine menaçante, chaque haut-fond deviennent une opportunité de déstabiliser, de tester notre équilibre… mais nous restons bien ancrés, cramponnés à nos espoirs et à nos tongs.
Nous glissons sur le cours d’eau, accompagnés par nos commentaires. Nos rires résonnent, portés par le courant, tandis que la rivière murmure : « Encore raté ! ». Nous revoyons nos amis éléphants qui marquent notre retour à bon port.
Le retour : une nouvelle perspective
Nos tongs usées, au crépuscule de cette journée, racontent leur propre histoire. Elles revêtent les marques de notre périple, comme le temple sous l’eau porte les traces du temps — avec une dignité silencieuse et une résilience insoupçonnée. Ces modestes sandales, que nous jugions si inadéquates au départ, se sont révélées être les héroïnes improbables de notre aventure.
Notre expérience s’inscrit dans un cycle de transformation à l’image de ce temple qui émerge et disparaît au rythme des saisons. Nous étions venus capturer l’extraordinaire, en touristes armés de nos appareils photo et de nos attentes. Nous avons trouvé, au fil de nos pas malhabiles et de nos rires partagés, écrite dans la terre battue une leçon d’humilité.
Notre guide karen, avec ses pieds nus et son sourire énigmatique, nous a enseigné sans mot dire que la vraie richesse se mesure autrement qu’en kilomètres ou en nombre de clichés.Elle se compte en moments d’abandon, quand on accepte de lâcher prise et de laisser le chemin nous orienter.
« On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait. »
Nicolas Bouvier (1929-1998)
Entre les racines géantes qui cherchaient à capturer nos tongs et les fourmis qui nous ont fait danser une chorégraphie improvisée, chaque obstacle s’est transformé en une invitation à la découverte — de la jungle, certes, mais surtout de nous-mêmes. Les pamplemousses, portés comme des trésors, ont témoigné de notre métamorphose, de touristes pressés en voyageurs attentifs.
Nous repartons différents. Nos appareils photo remplis d’images, mais ce sont les souvenirs invisibles qui pèsent le plus lourd dans nos bagages : le silence éloquent du temple dans la brume, la solidarité née d’une traversée de rivière périlleuse, la sagesse simple de notre guide qui savait que le chemin le plus difficile deviendrait aussi le plus enrichissant.
Quelque part entre les eaux mystérieuses du lac Khao Laem et les sentiers capricieux de la jungle, nous avons compris que ce n’était pas la destination qui importait, mais la façon dont le voyage nous transformait. Nos sandales, ces compagnes fidèles, bien qu’inadaptées, nous rappelleront toujours que les plus belles aventures nous surprennent, nous défient et, finalement, nous changent.
Votre bonus
Comme notre guide karen qui a attendu la fin du voyage pour nous révéler certains secrets du chemin, j’ai gardé une surprise pour vous. Non ce n’est pas mes vielles chaussures, voici une partie de notre périple en images, où vous pourrez voir que, parfois, les meilleures aventures commencent par un choix discutable !